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L’année des vigiles, conte :

Assis sur le tronc d’un arbre abattu, un homme pleure en silence. Le dos courbé, les coudes sur Les jambes, le visage enfoui dans ses deux mains, il sanglote dans l’indifférence des chalands foulant la voie pavée qui mène au château.

Parmi les passants de ce jour de marché, une jeune passante s’émeut, ralenti son pas, hésite… Puis s’approche :

« – Monsieur ! Ça ne va pas ? Vous avez besoin d’aide ?

L’homme lève alors vers elle un regard clair noyé de larme :

« – Ce n’est pas moi qui ai besoin d’aide, mademoiselle, mais plutôt vous ! Quel âge avez-vous ?

– Vingt ans répond-elle

-J’ai eu vingt ans lors de l’année des vigiles et voyez-vous, charitable demoiselle, depuis cette année- là, je pleure sur la bêtise humaine !

-L’année des vigiles ? Mais de quoi parlez-vous ? « 

L’homme renifle, essuie son nez avec un grand mouchoir à carreaux sorti de sa poche et raconte alors :

« – On dit de l’humain qu’il est le plus redoutable prédateur n’ayant jamais existé sur terre. Quel être vivant, en effet, a-t ’il une telle capacité de nuisance et de destruction que l’homo sapiens ? Cette domination sur le monde devrait donc nous conférer une certaine placidité. Nous devrions, tous, nous sentir en sécurité. Hé ! bien non ! Il n’y a pas, sur terre, d’être plus soucieux d’échapper à la prédation que nous. Nous avons peur d’un rien, nous tremblons devant le moindre risque même s’il n’y a nulle menace. Imaginez un ours sursautant à la vue d’un écureuil… Un loup détalant devant un lapin des neiges… Ou encore un bœuf ayant peur d’une souris ! C’est inconcevable ! Et pourtant nous sommes comme ça, nous les humains … Des pleutres !

L’année de mes vingt ans a vu, dans notre petit royaume, l’apogée de cette peur. Les gens craignaient d’être volés, agressés, détroussés. Les femmes n’osaient plus se promener seules, les hommes s’épiaient les uns les autres, toutes sortes d’animaux de défense barraient les portes des maisons, chiens d’attaques, cochons malodorants, oies tonitruantes, tout était bon pour signifier qu’on était vigilant. On soupçonnait même chacun de se pourvoir en armes en grand secret.

Il faut dire qu’un système d’alerte, mis en œuvre par notre souveraine, la reine SARDINE, n’encourageait pas la sérénité tant circulaient, de bouche à oreille, tous types d’avertissements contre toutes formes de menaces, dont on pouvait douter qu’elles soient toutes fondées sur des faits réels !

Des plaintes parvinrent à la reine, elle-même fortement autoritaire et présentant à ses sujets une image protectrice. Elle se devait de répondre à ces doléances sous peine de passer pour un être faible, ce qui aurait nuit à sa notoriété. Sans réfléchir plus avant, comme de coutume chez bon nombre de souverains, la reine, s’enquit auprès d’un marchand de passage de la solution la meilleure. Flairant la bonne affaire, le commerçant conseillât l’édification, sur le pourtour de la ville, de petites tours de pierres au sommet desquelles on demanderait à des habitants de se jucher pour surveiller les alentours (note de l’auteur : un peu comme les tours génoises de Corse). Chaque famille aurait à fournir de la main d’œuvre à tour de rôle, gracieusement bien-sûr, pour le bien commun prétendrait-on. Les abords de la ville seraient épiés en permanence, de jour comme de nuit, les guetteurs donnant l’alerte à la moindre menace, renseignant même les forces de l’ordre sur tout évènement inhabituel.

Ainsi débuta l’année des vigiles.

Les tours furent bâties à grand frais, prioritairement aux emplacements d’où les prétendus dangers pouvaient survenir. Les budgets explosaient mais il fallait rassurer le manant « coûte que coûte » !

On format les habitants volontaires à regarder au loin, la main posée horizontalement contre le front pour se protéger les yeux des éclats du soleil ou des lueurs de la pleine lune… Comme les vigies des anciens bateaux à voiles. La vigilance s’instaura, on barricada les portes, Les commerces en verrous, judas et cadenas prospérèrent. Croyez-vous pour autant, Mademoiselle, que la peur disparut ? Eh bien non ! La peur persistait et voici pourquoi :

Se sachant protégés par ce nouveau dispositif, les gens dormirent enfin sur leurs deux oreilles. Mais pas pour longtemps. Il y a, en chacun de nous, de bas instincts issus des temps préhistoriques où l’humain ne pouvait sommeiller sereinement sans prendre le risque d’être dévoré par un prédateur. Malgré la surveillance, on recommençât rapidement à s’inquiéter. On se méfiait des autres mais, fait nouveau, on se méfiait aussi des nôtres, de nos propres vigies :

« Untel a-t ’il pris son tour de garde ? Celui-ci sera-t ’il suffisamment attentif ? Tel gros dormeur réussira-t ’il à rester en éveil ? »

Pris de doute, les gens se mirent à surveiller les vigies.

Les vigies, quant à elles, ne voyaient rien venir au loin. Le royaume vivait en paix, entretenant d’étroites relations avec les seigneuries voisines. Les geôles du château regorgeaient de voleurs de pommes. Nous vivions en paix. La méfiance des gens, se faisait pourtant sentir comme l’odeur fétide de la sueur. Du haut de leurs tours de pierres, les vigies se retournèrent alors vers la ville, cessant de scruter l’horizon d’où rien ne venait pour se mettre à surveiller ceux qui les surveillaient. Les gens, du coup, s’angoissèrent plus encore. Que voyaient les vigies ? A qui rendaient-elles compte de ce qu’elles voyaient ? Aux forces de l’ordre ? Aux membres de la cour ? A la reine ? Toutes les petites habitudes plus ou moins proprettes devenaient compromettantes : épluchures de légumes jetées au ruisseau, feu de branche allumé au fond du jardin, mixions matinales soulagées contre un mur, crottes de chiens laissées sur le bord du chemin… Tout acte de la vie quotidienne devenait culpabilisant. La situation devenant insoutenable, il fallût bien se plaindre de nouveau.

N’osant braver le courroux de la reine, à trop mettre en doute le bien-fondé de ses décisions, on fit appel au conseil des anciens. Constituée de notables et potentats, cette assemblée n’avait pas de pouvoir politique. En vérité, elle était plutôt destinée à apporter un peu de respectabilité à la vitrine royale entachée de clanisme et de népotisme. Les anciens, convoquèrent une réunion plénière et débattirent tout en saucissonnant et sirotant le nectar local. A l’occasion de la fête du solstice, ils rendirent sur la place publique, en présence de la reine, de sa cour et du peuple, une sentence étonnement intelligente, tant on n’en attendait pas tant d’eux :

« – Les humains ont peur de leurs propres turpitudes » dirent-ils.

Et ils proposèrent : « On éloigne bien les oiseaux pilleurs de grains à l’aide d’épouvantails, plaçons donc sur les tours de pierres, des mannequins de bois recouvert de vieux vêtements, faisant illusion. Cela sera dissuasif et les habitants cesseront, alors, de se méfier les uns des autres ».

(Nouvelle note de l’auteur : On parsème bien, aujourd’hui encore, nos villes de caméras de surveillance dont on a prouvé l’inutilité !).

La reine visiblement courroucée : « – Des épouvantails ! Mais vous plaisantez ! Pourquoi pas GUIGNOL et GNAFRON (N-ième note de l’auteur : Célèbres marionnettes lyonnaises) ? On n’est pas au cirque quand même ! La sécurité de mes sujets c’est du sérieux ! Il y a une vraie menace que diable ! »

Un ancien, un peu plus hardi que les autres : « – Menace ! menace !… On n’est quand même pas dans les faubourgs crasseux de quelques ports de méditerranée, pas plus que dans les bas-fonds environnants nos plus grandes cités ! Faut pas exagérer ! »

La reine, en aparté à l’adresse de sa cour : « – Eh bien si ! justement ! Il faut exagérer ! Mettre la pression sur mes sujets, créer l’illusion de l’insécurité puis les rassurer après leur avoir bien fichu la frousse ! C’est comme cela qu’on évite les révoltes ! ».

C’est alors qu’intervint un membre de la cour un peu rustre, plus connu pour son verbe brutal que pour sa finesse d’esprit et qui semblait se réveiller d’une petite somnolence accidentelle et passagère comme il en avait l’habitude : « Y a qu’à embaucher des mercenaires ! » éructa-t-il !

La remarque stupéfia l’assemblée mais comme aucune autre idée ne fût émise, on l’agréa. On décida de ne plus recourir à la main d’œuvre bénévole locale et on recruta des vigiles. Des hommes en noir, venus de l’étranger, embauchés à grand frais, prirent position autour de la ville. Se satisfaisant d’ombres furtives et anonymes juchés sur les tours de pierres pour conjurer leurs peurs, les gens cessèrent de se plaindre. Quelques mois plus tard, la reine fût acclamée et remerciée par le peuple ébahi, illustrant misérablement ce que PLATON démontrait déjà 400 ans avant Jésus CHRIST dans « l’allégorie de la caverne » : « Les hommes vivent dans l’illusion. Seul le philosophe, libéré de l’opinion et du vraisemblable, accède et contemple les Idées intelligibles ».

« – Voilà pourquoi, Mademoiselle, depuis ce temps-là, je pleure sur la bêtise de ceux qui nous dirigent et surtout de ceux qui se laissent diriger de la sorte. Je n’aurai, je pense, pas assez de larmes en moi pour effacer le souvenir de l’année des vigiles. ».

                                                                                                       Jean François RICCI, conteur